<"백남준은 나의 엄마 / 백남준에 대해 마지막으로 하고 싶은 말은 그는 (예술) 샤먼" Paik est un chaman. C’est sur ces mots que se termine mon livre. Je n’ai rien d’autre à ajouter, sinon que j’espère le devenir un peu moi aussi.- 장 폴 파르지에 1989년 '아트 프레스' 잡지에 보낸 글에서> Art press, nov. 1989 // Intro : pourquoi ce titre : Souvenir de ma mère l’oie… Loi… / Ma mère Paik // Quand Paik en aura fini avec la vidéo, il écrira, me dit-il, un grand livre sur la Chine. Je lui réponds que moi, c’est à peu près le contraire. Quand j’en ai eu fini avec la Chine, je me suis mis à m’intéresser à l’art vidéo. Et comme par hasard, le café où nous échangeons ces propos, au coin de la rue de Seine et du boulevard Saint-Germain, s’appelle Le Mandarin. Je le lui fais remarquer, et nous rions.
Il m’a donné rendez-vous là, en ce début d’octobre 1988, pour régler un problème de photos relatif au livre que je suis en train d’écrire sur lui. Quand j’arrive, il est attablé, devant un café/camembert, avec un de ses hommes d’affaires, un Coréen qui possède une galerie à Séoul. La plus petite de toutes, précise celui-ci (en français).
Ce qui n’empêche pas qu’il soit un des capitalistes les plus importants de toute l’Asie, corrige Paik. Et en plus il parle très bien français, il a vécu à Paris, continue aimablement Paik (en français, lui aussi). Pour achever les présentations, nous échangeons nos cartes. Je lis la sienne. Et je peux enfin comprendre le nom, prononcé très vite toute à l’heure par Paik, de cet homme qu’il considère comme l’un des plus importants capitalistes d’Asie, mais aussi, a-t-il précisé encore, comme le plus important de tous en ce qui le concerne, et que le hasard – mais est-ce un hasard ? – d’un chevauchement de rendez-vous vient de me faire rencontrer : Gui Yowg Jung.
Monsieur Gui Yowg Jung – Paik n’omet jamais de faire précéder le nom de son compatriote de notre monsieur national – va vous faire un cadeau, m’annonce Paik, comme si l’autre n’était là que pour ça. « Tenez, c’est pour vous », me dit monsieur Gui Yowg Jung. J’écarte les bras, le cadeau est grand.
Le cadeau est une affiche, à tirage limité, que Gui Yowg Jung a édité pour Paik (et auquel il vient livrer à Paris les épreuves d’artiste). Elle offre au regard le rapprochement énigmatique de deux objets (noir et blanc, flottant dans un grand vide (crème) :
Une photo de presse (autour de laquelle subsistent des lambeaux d’article) publiée en mars 1963 par un journal allemand qui rendait compte de la fameuse exposition à la galerie Parnass (de Wuppertal) où Paik inventa l’art vidéo : on y voit Paik (jeune) brandissant une tête de taureau (tranchée). Si on lit l’allemand, on découvre que cette tête surplombait l’entrée de l’exposition.
Un disque, grand rond noir troué, avec une étiquette mentionnant (en coréen) ce qu’il contient ; étiquette collée à la main, écrite à la main. La main de la mère de Paik : ce disque lui appartenait, me dit Paik, en guise d’explication.Ceux qui lisent le coréen peuvent déchiffrer qu’il s’agit d’un enregistrement de chants de chamans.
Je n’ai pas encore écrit une ligne de mon livre (bien que je fasse croire à Paik le contraire). Mais je suis à l’affût depuis longtemps de tout ce qui peut enrichir ma connaissance de Paik. Et en recevant cette affiche, j’ai l’intuition d’avoir en main une pièce maîtresse. Ces deux objets – rapprochés par Paik – me paraissent d’emblée, ce jour-là, recéler le secret de Paik (de son art, de savie), sans que je puisse encore dire pourquoi. De plus, il me semble qu’en me donnant cette affiche, Paik entend me mettre sur une piste, veut attirer mon attention sur quelque chose à ne pas oublier. Comme il l’a fait déjà, plusieurs fois, depuis que je lui ai dit, un an plus tôt, que j’allais écrire un livre sur lui.
Ainsi, un jour, ai-je reçu un appel de Karl Solway. Je ne le connaissais pas. Il me dit qu’il travaillait avec Paik, qu’il avait une galerie à Cincinnati et que Paik lui avait demandé, puisqu’il passait par Paris, de me montrer des photos de ses dernières œuvres. Je me rendis donc à l’hôtel La Louisiane où je découvris, stupéfait, en feuilletant un magnifique portofolio, une ribambelle de créations de Paik dont j’ignorais tout. Il s’agissait de la Famille Robot et de quelques autres robots (comme ce Merce, dont Carl Solway prétendait qu’il serait suivi d’un Cage, d’un Ginsberg, d’un Beuys, etc.) ; de diverses compositions avec des vieux postes et des poules, des chouettes, des plantes, des poisson, des fauteuils à deux places. C’était saisissant de nouveauté, quoique en même temps, parfaitement logique. J’improvisais aussitôt, devant Solway, une théorie : que le concept de famille était le thème principal des Paik. Auparavant on pouvait regarder son œuvre comme une généalogie de l’art moderne, filant les filiations d’une discipline à l’autre (Duchamp/Cage/Cunningham/Kaprow/Ginsberg/Beck/Paik). Mais désormais, après cette famille de robots (cette famille-robot), il était patent que l’intérêt de Paik s’enracinait dans des préoccupations beaucoup plus intimes que celles qu’agitent les épistémologues et les historiens de l’art.
Un autre jour, c’est Carole Brandebourg qui me rendit visite. Elle avait produit plusieurs bandes de Paik, au sein de la 13eme chaine de New York, et s’occupait maintenant de coordonner son projet de satellites pour les Jeux Olympiques de Séoul. Paik m’avait déjà fait savoir qu’il ne fallait pas négliger son rôle dans son œuvre et qu’elle viendrait elle-même m’expliquer en détail tout ce qu’elle avait fait pour lui. Mais il n’en faut pas question. Elle voulait seulement que je l’aide à téléphoner à divers responsables de la télévision pour les intéresser au projet de Séoul. En l’absence de ces responsables, il était pénible d’entendre leurs secrétaires écorcher le nom du pape de l’art vidéo. Une matinée de démarches de standard en standard, à travers nos sept chaînes, m’enseigna le genre de difficultés que Paik devait vaincre pour accomplir ses projets de satellite art.
C’était deux ans plus tôt. Maintenant Paik revient de Séoul. Son satellite olympique a très bien marché, reliant dix pays (mais pas la France). Très fier des résultats, il me montre la presse soviétique et chinoise qui parle de lui. Il n’a eu qu’un pépin : il s’est fait doubler par Moon pendant la séquence coréenne. Alors qu’il s’attendait, en régie finale, à voir arriver les danseuses au tambour qu’il avait choisies, c’est une autre troupe dansant avec un autre instrument qui a surgi devant les caméras (et donc sur les écrans des dix pays qui participent à ce multiplex). Une troupe sponsorisée par Moon, que Moon avait imposée, à l’insu de Paik, à la direction de la télévision coréenne. Moon, le gourou international, n’allait pas laisser passer une si belle occase : dix pays d’un coup ! Tout ce qu’on peut dire, dis-je, c’est que Moon comprenait beaucoup mieux l’importance du « satellite art » que les bricoleurs des grilles de notre PAF. Moon est-il un chaman ? Un chaman moderne ? Un chaman mondial ? Paik est-il un chaman ? Bagarre de chamans ! Je n’ai jamais vu Paik aussi furieux.
A Séoul, pendant les Jeux Olympiques, Paik a également construit son installation la plus gigantesque, une tour conique de 1.003 postes de télévision, intitulée Tadaikson (The more the better). Mile et trois, je bondis ! Don Juan ! Mais Paik ignore le mille e tre du séducteur occidental. Il n’en est pas moins ravi de la coïncidence. Il est arrivé à ce chiffre en partant des Mille et une nuits. Plus une pour les juifs, à la demande d’un ami juif. Plus une autre, alors, pour faire trois, le chiffre clé de la Corée.
Tout en m’expliquant (en français) cette symbolique, et bien d’autres chose, Paik poursuit une conversation (en coréen) avec son homme d’affaires, qui aligne sur un bout de papier des colonnes de chiffres, qu’il compte et recompte, recompte et modifie au gré de sa discussion avec Paik. Je regarde d’un œil des photos de la Tour de 1.003 moniteurs tandis que de l’autre j’espionne leur manège. Je m’amuse de voir Paik faire du satellite art entre Monsieur Gui Yowg Jung et moi, passant de l’un à l’autre comme il saute en régie pendant un multiplex d’un émetteur à un autre, entre deux continents.
Pendant qu’il parle à l’homme de Séoul, il entreprend de me dédicacer son affiche. Il commence à écrire : pour Jean-Pierre Wilh… Et puis s’apercevant du lapsus calami, il rectifie Paul Fargier par dessus. Comme je sais ce que représente pour lui Jean-Pierre Wilhem, je suis assez fier qu’il m’ait un instant confondu avec lui. Jean-Pierre Wilhem, le Français de Düsseldorf, qui possédait la Galerie 22, où Paik a fait sa première prestation publique, en 1959 ! Il en parle toujours comme de celui qui l’a découvert le premier ; et qui lui a, le premier, fait totalement confiance. Et moi qui prétend être un de ceux qui comprennent le mieux, le plus intimement Paik, il me semble que je reçois, à travers ce gribouillis qui emmêle mon nom et celui d’un autre, mon brevet de découvreur.
D’ailleurs, il m’arrive moi aussi de prendre Paik pour un autre. Quelquefois quand je parle de lui, je dis : Godard. En tombant sur Paik, à la fin des années soixante-dix (mon premier grand article sur lui se trouve dans le numéro 299 des Cahiers du Cinéma, d’avril 79), j’ai eu tout de suite le sentiment de découvrir un créateur tellement original que je ne pouvais mieux dire, pour le qualifier, qu’il était, à mes yeux, un autre Godard. Le seul autre Godard possible, puisqu’il œuvrait dans un autre domaine. Vouloir faire du cinéma, en ces temps-là, pour beaucoup de candidats cinéastes (dont moi), apparaissait comme une vanité absolue, suprêmement bloquante. Paik montrait tout à coup une issue au godardisme. On pouvait donc être Godard sans faire du Godard, du « à la Godard » ; inventer une écriture faite d’images et de sons radicalement neuve ; une forme d’expression que Godard et ses films n’avaient pas balisée, indélébilement marquée… Quel soulagement ! Quelle euphorie ! Voir du Paik procurait la même jubilation que voir du Godard et ce n’était pas du Godard. D’un Godard l’autre on pouvait s’en sortir. Et du coup c’était la vidéo aussi qui tirait son épingle du jeu : elle n’était pas vouée fatalement à reproduire les recettes cinématographiques du film documentaire. On allait pouvoir s’amuser. On allait pouvoir balancer Godard par dessus les moulins. Cela s’appelle peut-être jouer un père contre un autre, et le risque est alors de passer seulement d’un maître à un autre. Mais Paik n’est pas un père – intuitivement le savais-je ?- , c’est même le contraire. Osons le dire : une mère. Et sans doute est-ce la raison pour laquelle je suis si librement attaché à lui.
Mon livre sur lui, il l’a couvé comme une mère. Pendant deux ans, je m’en rends compte aujourd’hui, il m’a, comme on dit, materné. Il m’envoyait des messages pleins de sollicitudes. Il me rendait visite, parfois au milieu de la nuit, pour examiner les problèmes de documentation. Quand les droits des photos exigés par certains auteurs lui paraissaient excessifs, il proposait d’en régler la moitié en donnant un dessin au photographe gourmand. Cela va beaucoup plus loin que le souci manifesté habituellement par les artistes qui s’intéressent à ceux qui s’intéressent à eux.
Ce que je décris aujourd’hui comme du maternage, n’engage pas, je crois, que mon sentiment ; objectivement, cela correspond à quelque chose du côté de Paik. Je ne rêve pas. Ou alors seulement à l’intérieur de son œuvre. Mon songe est façonné par son art. Nous partageons le même fantasme, mais c’est le sien d’abord. Tout mon livre converge vers ce moment où je décris la rivalité féconde de Paik avec sa mère. Relation qui fait basculer l’impossibilité de l’inceste du côté de l’identification à la génitrice. Le devenir mère de Paik est la seul issue qui s’offre à lui pour se débarrasser de celle qui l’a mis au monde. Jusqu’à ce qu’il trouve le moyen d’engendrer à son tour celle qui l’a engendré. Quant à moi, écrire ce livre – où je dis cela de Paik – ce fut aussi ma façon d’engendrer ma mère Paik. Et non pas de tuer un père.
Un père, il y en a un, auquel ce livre s’adresse, comme la manifestation d’un interdi franchi. Et c’est bien sûr Sollers, le troisième larron de ma Sainte Trinité. Godard/Sollers/Paik : un seul dieu en trois personnes, le dieu créateur auquel j’adresse mon credo de l’écrit, mon crédit de l’image. Sollers l’empêcheur d’écrire, comme Godard est l’empêcheur de filmer, parce qu’ils font ce qu’ils font, à mes yeux, à la perfection. C’est pourquoi au lieu d’écrire des livres je fais des vidéos (en particulier sur et avec Sollers) ; et au lieu de filmer, j’écris sur les films (en particulier ceux de Godard). C’est comme ça, personne n’y peut rien. Sauf Paik, je viens de m’en apercevoir en écrivant ce film sur lui. Ma mère Paik. Mon esprit sain. Pour certains chrétiens primitifs l’Esprit Saint, parce qu’il était dénommé Sagesse, mot féminin, était une femme. C’est ainsi que j’entends désigner moi aussi Paik comme une mère.
Un jour de janvier 1982, étant à New York pour présenter Paradis Vidéo à la Kitchen, nous nous retrouvâmes, Sollers et moi, et d’autres, pour un buffet amical offert par le pape de l’art vidéo. Paik avait allumé tous les postes de son loft. Cela composait diverses installations : entre autres, TV Clock et le Fishes flying in the sky. En croquant des sushi nous nous tordions le cou pour guigner les moniteurs suspendus au plafond où évoluaient les fameux poissons volants de Paik. Je trouvais ça grandiose. Alors, Sollers, très killer, m’avait glissé à l’oreille : « Pas très sexuel tout ça ». Et Serge Daney, qui était là aussi, d’acquiescer en élaborant aussitôt la théorie que la vidéo ça rime avec chromo. Pas avec homo, enchaînait Sollers, hétéro non plus. Bref on avait bien rigolé.
Mais la petite phrase qui tue était restée, insidieuse, toujours là, insistante. A contourner désormais pour pouvoir continuer à admirer Paik. Pas de sexe chez Paik, et alors ? Pas moins génial pour autant. Sacré Philippe ! Et s’il avait raison ?... Il avait tort. Il m’a quand même fallu écrire un livre pour me le prouver. Voilà pourquoi je soutiens assez brutalement que l’art vidéo a été inventé par un obsédé sexuel (nombreuses preuves à l’appui) tout en démontrant que le ressort le plus puissant de la créativité paikienne est ce qu’il appelle lui-même tele-fuck et que je traduis par baise à distance. Autrement dit la sexualité sans le sexe. Sollers avait donc raison ? Ah Sollers…
Au Mandarin, il y a un an, en écoutant Paik parler en coréen avec son homme d’affaires, j’étais loin de me douter que je serai amener à écrire de pareilles choses sur lui. Pourtant, tout était déjà là, tracé en creux, dans cette affiche. Je n’ai eu (je n’ai fait) que la déchiffrer pour découvrir le secret de Paik (de son art, de sa vie) : Paik est un chaman. C’est sur ces mots que se termine mon livre. Je n’ai rien d’autre à ajouter, sinon que j’espère le devenir un peu moi aussi.
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